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Chantal Malignon mon blog mot à mot
24 mars 2011

Hier devant l'immeuble

Ils n’ont pas échangé un mot durant tout le trajet. Lui, le regard fixé sur le marquage de la chaussée, une longue estafilade de traits d’union ; elle, côté passager, les jambes repliées contre le tableau de bord, la tête légèrement inclinée, somnolente. Un couple de quelques heures que l’habitude étreint déjà dans l’hébétude des retours de vacances.

Elle est toujours nue sous son manteau.

De temps à autre sur l’autoroute, au moment où il s’apprêtait à se rabattre sur la voie de droite, il glissait sur elle un regard rasant, furtif, un regard d’angle mort. Il a noté la petite boursouflure sous son menton, une goutte de chair tendre, et ce défaut imperceptible l’a ému. Quand il a garé la voiture dans la contre-allée en bas de chez elle, il a noté que son corps était resté immobile. Sa main comme morte sur son genou, sa chevelure déployée contre l’appui-tête, sa bouche, son nez, ses paupières closes, rien n’avait bougé. Comme si elle voulait que le voyage continue. Comme si elle regrettait d’être rentrée.

Il n’a pas éteint le moteur, qui la berçait encore. Il ne l’a pas regardée non plus. Il est resté les mains sur le volant pendant un bon moment. Soudain il s’est souvenu qu’il avait été fumeur et qu’une clope lui aurait dégourdi les idées. C’est peut-être parce qu’il a une furieuse envie de s’en griller une qu’il se laisse aller à une pulsion. Il tourne la clef de contact, ouvre la portière, sort du véhicule dans un seul élan. Avec la même détermination, il contourne la voiture, par l’avant, pour qu’elle le voit passer à travers la vitre – elle a dessillé ses yeux, il le sait –, pour qu’elle le voit ouvrir sa portière, se pencher, poser sa main sur sa main à elle qui n’a toujours pas quitté son genou replié contre le tableau de bord.

Alors il l’encourage dans un sourire :

      Je boirais bien un petit café.

 

Elle n’a aucune envie de lui offrir un café. Elle n’a aucune envie de le faire monter. Les centaines de kilomètres parcourus dans la torpeur ont étouffé en elle toute velléité d’histoire d’amour. Tout à l’heure, les yeux scellés, elle se réveillait intérieurement, avec la sensation, pénible, d’avoir laissé l’ennemi envahir ses chairs. Cette faim qui encombre son ventre pourtant rassasié, elle n’en veut pas. Ni des heures qui s’épuisent dans l’attente ni de celles qui se désagrègent dans la fusion des corps. Elle ne veut pas sacrifier une seule minute de sa vie à la seule chose qui compte vraiment pour elle – chanter. Petite, elle chantait pour extraire sa mère de ses stupeurs, comme on extrait un diamant brut de l’obscurité. Elle chantait pour que sa mère s’alimente, consente à s’habiller, à marcher, à sourire.

Sa voix fut ce miracle qui empourpra les joues de sa mère. Sa voix sait combler les manques mais ignore tout du bonheur. Sa voix n’a pas besoin d’un homme pour exister. Sa voix a peur de mourir si elle y fait entrer un homme.

 

Est-ce la fatigue ou cette main sur la sienne ? Ou la vague de frissons qui souffle sur sa peau ? Elle n’arrive pas à trouver les mots qui le mettraient à distance, s'embourbe dans le silence. Son cerveau s’agite dans tous les sens, déploie des ailes d’oiseau encagé. Aucune parole ne parvient à s’échapper. Elle se rend compte qu’elle frissonne, elle a froid sous son manteau.

– Tu as mal au cœur ? s’inquiète-t-il.

Allez, dis-lui, non, je n’ai pas mal au cœur, c’est simplement que je n’arrive pas à te dire que nous deux, on s’est envoyés en l’air, et c’est tout, l’aventure s’arrête ici, fiche le camp. Je ne veux pas de ton sourire sur moi ni de tes mains encore moins de tes secrets. Ce que je veux, c’est rentrer chez moi et t’oublier. C’est chanter. Ce que je veux là, maintenant, c’est chanter.

Mais c’est comme si son corps était débranché. Sa bouche répond au sourire, ses yeux se mettent à briller. Elle serre la main de cet homme dont elle ne veut pas pourtant et, lentement, inexorablement, la fait glisser le long de l’intérieur de sa cuisse, jusqu’au creux chaud et humide.

Elle est folle, elle le sait.

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